De Marseille dans un début de printemps, doux prélude au départ...

Fébrilité, voilà nous sommes prêts...

"Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s’allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, -comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux.
Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte. J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal."
Arthur Rimbaud

"Voyager ! Perdre le pays !
Devenir un autre constamment,
Pour l'âme pas de fondement
Sinon voir, voir sans merci."
Fernando Pessoa

Les mots de Rimbaud ont tourné dans ma tête depuis des années, ceux de Pessoa sont apparus plus récemment, devant l’imminence du départ, devant aussi l’espace à parcourir.

Désormais plus de peurs, plus d’inquiétudes, nous allons plonger dans un nouveau temps forgé par le voyage en voilier sans date de retour, au gré de nos désirs.

A une autre époque, le temps apparaissait vertical, un cheminement des ténèbres vers la lumière divine et le Paradis.

Pour les Hommes de l’Occident d’aujourd’hui, il est horizontal, cheminement ponctué d’étapes.

En voilier voici un temps différent relié à la vie de l’atmosphère et à notre curiosité : Lieux de la terre, saisons de cyclones, courants et vents favorables, envi de découvrir l'au-delà de la ligne d’horizon.

Une histoire pourrait illustrer cette autre conception du temps qui se présente à nous :
Je me souviens souvent de la nuit qui précéda notre départ des Lavezzi (îles dans les Bouches de Bonifacio) pour la Sardaigne. La direction que nous prendrions le lendemain, Est ou Ouest, conditionnerait le sens dans lequel nous ferions le tour de la Méditerranée, le Nord puis le Sud ou bien le Sud puis le Nord. Nous avons étudié la carte une grande partie de la nuit, puis ivres de fatigue et d’indécision nous nous sommes couchés sans rien décider.
Au matin, le vent soufflait de l’Est nous sommes parties vers l’Ouest. C’était une évidence et nous avons retenu cette première leçon tout au long du voyage : nous pouvons explorer toutes les possibilités mais la décision finale ne nous appartient pas.

En route…

Le départ réel et symbolique par le Vieux Port de Marseille aura bientôt lieu, une dernière fois je regarderai la plaque de fondation de la ville :

En sortant du port, puis au large en regardant la ville s’étageant sur les collines en croissant autour de la rade, je penserai aux marins venus d’Asie Mineure.

Curieux, désireux de nouveaux échanges, ils furent probablement bien surpris et émerveillés lorsqu’ils découvrirent cette calanque si bien protégée.

Et déjà en cet instant je sais qu’ils ressurgiront de nouveau de ma mémoire à des milliers de milles nautiques de ce lieu qui m’a si généreusement accueilli pendant quatre ans.

Je me sens profondément leur héritier.

Pour me préparer à quitter l’Europe, j’ai exploré les paysages marins, les sources terrestres de ces hommes de la lointaine Antiquité.

La Méditerranée, je l’ai allégrement sillonnée de l’île de Corse à l’île de Kastelhorizon, de l’île de Pantelleria à l’île de Samothrace.
Le continent européen, j’ai tenté d’explorer et de rassembler sa complexité de Lisbonne à Varsovie, de Londres à Istanbul.

Je suis ivre des terres et des mers de mes origines, j’ai envie aujourd’hui d’Océans, je rêve de plonger dans le syncrétisme bouillonnant de la planète.

"Oh que ma quille éclate, oh que j’aille à la mer !"
Arthur Rimbaud, le Bateau Ivre.

Et voici déjà Gibraltar : le détroit est le dernier point géographique à la possible référence grecque, les "Colonnes d’Hercules" de l’Antiquité.

Ici "Mare incognita" commence entourant les multitudes de "terrae incognitae."

Du "Cabo da Roca" situé en territoire portugais, pointe de terre européenne la plus à l’Ouest du continent, j’ai perçu ses dimensions, sa couleur, ses mouvements.

"Notre" mer familière était bien loin de ce grand univers-là. Mer capricieuse, mer sur les rives de laquelle courent toutes les fractures mais aussi toutes les troublantes origines communes.

Le puissant océan nous portera, nous nous loverons dans le flux des alizés favorables à celui qui quitte l’Europe.
Mythiques marins de Phocée, je vous porte en moi, je prolongerais votre route pour mouiller à nouveau dans la rade de vos origines à Foça en Asie Mineure. Frères mythiques par-delà les siècles, vous entretenez en moi une généreuse ébullition d’intelligence et d’émotion !

Une fleur des îles Marquises poussera sur le temple de Dionysos...
Les chemins maritimes croiseront les chemins intérieurs...

Le voilier est là, près à partir, nous l’avons appelé OREO pour la beauté du son.

A bientôt ! Le voyage est devant nous, à vivre et à écrire !

C’est avec beaucoup de joie que nous tenterons de vous le faire partager en transcrivant dans l’écriture la magie de la vie qui s’annonce...

Avec tout notre humanisme,

François et François

Marseille, 7 avril 2004