De Palma de Majorque

Voici donc maintenant presque trois mois que nous avons quitté Marseille.
La Méditerranée nous relie toujours à notre port des origines mais nous sommes maintenant installés dans le voyage.
De petits jets d'eau alimentent en une courbe élégante une longue fontaine formant canal. Les odeurs sont celles délicieuses des lieux de la Méditerranée qui ont la chance de connaître une eau abondante : suave laurier rose, profondeur mystérieuse du buis, fraîcheur de l'acacia. Le palais de l'Almudaina domine les jardins de sa pierre dorée, de ses fenêtres gothiques et de ses loggias arabo-andalouses. L'air est marin, la Méditerranée de l'été, caressée par une tendre brise, joue avec les rochers de la digue. La ville de Palma s'agite au-delà des murets des jardins, la modernité ne laisse plus la place à la quiétude des après-midi de chaleurs.
Tout concourt à l'écriture !
Nous sommes toujours dans notre matrice originelle, dans notre liquide amniotique, comme la si délicatement suggéré un ami d'Ajaccio. Gibraltar marquera vraiment la rupture, le bond en avant. Pour l'instant, nous savourons comme un fruit généreux cette Méditerranée de l'été, nous pestons aussi parfois contre elle, contre cette terrible absence de vent qui nous oblige plus que de raison à utiliser le galérien moderne qui nous accompagne au creux de la cale, le moteur.
En repassant par la Corse, en retournant dans les mouillages de notre premier voilier, en parcourant les lieux de tournage de ces dernières années, j'ai songé à toute l'histoire qui s'est lentement tissé avec cette île.
Je suis arrivé la première fois sur l'île en ferry pour un tour en vélo dans le Sud par un mois de mai doux et fleuri. Nous vivions alors de pain et de lonzo et en arrivant dans le golfe d'Ajaccio, nous avons voulu fêter l'événement par de la polenta. Nous avons fait notre première tentative culinaire à l'eau de mer : la Méditerranée n'est pas la Baltique, les 35 grammes de sel par litre ont eu raison de notre appétit et du plat de polenta.
Pus tard c'est avec notre propre voilier que nous découvrions la Revelata (phare de Calvi) au petit matin, nous glissions sous les remparts pour rejoindre ce mouillage si favorable aux navigateurs.
Et puis ce fut le travail à France 3 Corse qui me permit d'arpenter l'île et de l'aimer avec plus de raison que d'admiration. J'ai écouté parler de l'attachement à la terre, je me lie aux terres que j'aborde dès qu'elles me racontent leurs histoires, dès que des liens d'humanité s'établissent entre elles et moi.
L'île de mon travail et de mes premières croisières m'a fait un dernier cadeau : pendant deux semaines nous avons pu naviguer avec de merveilleuses conditions météorologiques entre sa pointe sud et sa voisine la Sardaigne.
Dans un enivrant jeu de miroir, nous sommes passés d'une île à l'autre, observant la mer de la terre, la terre de la mer et la terre d'une autre terre. Ce vaste décor est celui d'un opéra où se succède les scènes tragiques des tempêtes et l'enthousiasme du premier acte de la Traviata.
Au cour de ce paysage mi-marin mi-terrien, sur un rocher isolé de l'Archipel des Lavezzi, je me suis interrogé sur ces îles pointillées qui parsèment les Bouches de Bonifacio : où sont les continents ? Chaque parcelle de terre entourée d'eau peut-être l'île d'un ensemble terrestre plus grand qui serait son continent. Finalement, ne sommes-nous pas toujours sur le continent d'une île plus petite ?
Notre vie s'écrit, rythmée par les navigations souvent exaltantes mais aussi parfois laborieuses, par la curiosité pour de nouvelles terres, par l'entretien du voilier, par des moments de calme et de détente entre la mer et la terre. Nous avons le sentiment de vivre ce que nous avons choisi, indépendamment des contraintes. Une limite sournoise et insurmontable demeure cependant et l'immensité des mondes à découvrir et des connaissances à explorer la rendent encore plus flagrante, absurde, injuste et cynique : le temps de vivre nous est compté.
Nous quitterons Majorque demain : l'ancre traverse les eaux mouvantes et s'accroche à la fermeté tendre du fond, elle nous épargne la dérive et l'échouage. Pour la décrocher et la remonter, l'effort est toujours nécessaire. Mais une fois à la proue, elle se plaît à vaillamment accompagner le mouvement du voilier en narguant les embruns. Ainsi peut-être devenons-nous ?

Amicalement,
François et François

Palma, 6 juillet 2004