Mouillage

Las Palmas de Gran Canaria, un mouillage idéal pour achever la préparation du voilier avant la traversée : protégé par le brise-lame du port de commerce, bien abrité du vent du Nord, un peu rouleur pour rester amariné. Il a la particularité d'être un des rares mouillages sûrs de l'Archipel, aussi, malgré son étendue, la centaine de voiliers qui le peuplent lui donnent une densité parfois inquiétante selon le vent dominant du jour.

Les équipages s'activent : plus rien ne doit désormais manquer à bord, des provisions aux pièces de rechanges, de l'eau potable à la quantité de carburant disponible. La plupart des voiliers partent de Las Palmas pour les Antilles directement, d'autres comme nous vont jusqu'aux Iles du Cap Vert.

Chacun vit ici son rêve. Une certaine appréhension règne parmi ceux pour qui c'est la première fois, les alizés seront-ils réguliers, la houle sera-t-elle légère ? Les marins aguerris qui en sont parfois à leur deuxième tour du monde rassurent alors par un « Le plus dur est derrière vous » en parlant de la Méditerranée.

Ce monde du mouillage est loin de la terre, il a sa vie propre, son atmosphère internationale et marine, une communauté de direction à un moment de la vie de chacun. La ville pourtant ardemment présente devient un décor mobile au grès de l'évitement des voiliers autour de leur ancre.

Dans les cockpits, les navigateurs contemplent le paysage en mouvement, parlent de technique, des navigations passées et à venir. Quand les conversations se prolongent parfois tard dans la nuit, les langues se délient encore, et les voyageurs parlent de leurs choix de vie, des difficultés d'avant le départ. Des instants étranges où des êtres qui se connaissent à peine parlent d'eux-mêmes en toute liberté et sont heureux ensemble dans l'univers instable du voyage, de l'océan.

Quelques minutes en annexe et un autre monde est atteint, la plage qui borde le mouillage, une plage particulière au centre de la ville et au fond du port mais une plage de jolie sable cependant. Cet espace est le lieu où je cours en fin d'après-midi, ce moment précieux où après une journée de travail sur le voilier il est bon de s'aérer l'esprit et le corps sur la terre ferme.

Le mouillage vue de la terre à cette heure-là est prometteur et enthousiasmant : les voiliers jouent avec la perspective et composent une harmonie de coques et de mâts que le soleil couchant colore de nuances mordorées. Plus loin les grues du port de commerce dominent l'ensemble, la ligne du brise-lames clôt la composition et rassure : l'océan est bien là, mais tenons le un peu à l'écart de nos préparatifs pour le moment. C'est un des rares moment où plutôt que de contempler la ligne d'horizon houleuse, les yeux apprécient un imposant et rassurant mur de béton.

Quelques mots échangés chaque jour m'ont appris à connaître un groupe de jeunes marocains qui chaque soir après leur partie de football attendent une berline blanche.

Ils viennent d'Agadir, de Marrakech, d'El Jadida, de Layoune. Ils ont entre 15 et 17 ans, ils ont réussi l'aventure de venir ici trois ans auparavant. Le bon age finalement pour vivre cette imprudente équipée, pour tenter sa chance vers un avenir meilleur.

Ils ont rêvé d'Europe devant la houle qui déferle sur les longues plages du sud du Maroc. Gibraltar est loin, trop surveillé, Layoune c'est le désert qui rejoint l'Océan où tout est possible.

Avec l'aide financière et morale de leur parents inquiets pour leurs propres avenir et ceux de leurs adolescents, ils ont embarqué sur des pateras comme les appellent les Espagnols. Ces barques de fortune sont un éphémère assemblage de bois de palettes, il faut écoper sans cesse, mais elle possède un moteur hors bord. Deux jours d'Océan entassés dans l'embarcation et voilà la première étape franchie vers le rêve : Fuerteventura, l'île de l'Archipel des Canaries distante d'à peine cent kilomètres des côtes africaines. Ils ont erré quelques temps dans ce nouveau monde puis l'Europe organisée les a recueillis. Rejoindre la péninsule, voilà le nouvel objectif à présent. Cette Espagne d'outre mer n'est pas celle de leurs rêve, c'est toujours l'Afrique disent-ils, cette Afrique qui fait pourtant rêver tous les navigateurs du mouillage.

L'ailleurs meilleur. meilleur pour survivre essentiellement pour ces adolescents de l'inégalitaire royaume chérifien, meilleur pour s'épanouir pour les Européens en voyage.

Les Canaries, archipel révélateur des regards opposés et des découpages brumeux de l'espace terrestre : dernière escale européenne pour les uns, premier pas vers une Europe encore lointaine pour les autres.

Les mondes se côtoient sur la grève mais nationalités et biographies de chacun restent les frontières infranchissables des existences humaines. Le voyage rappelle souvent cette réalité.

Ils voulaient tous embarquer sur Oreo pour Cadix. Je n'ai pas eu le courage de participer à leur rêve.

Amicalement

François et François